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    - Tu as rendez-vous avec M. Moineau ce soir à 22 h, pour vacciner son chat, déclara Nathalie d'un ton d'excuse.

    - Encore... soupira la jeune vétérinaire en repoussant une mèche de cheveux échappée de sa queue de cheval. Je ne comprends pas pourquoi il ne vient pas pendant les heures d'ouverture ! Ce n'est pas comme si on fermait à 16 h. Et la clinique est ouverte six jours sur sept, quand même.

    - Je sais, je sais, admit Nathalie d'une voix apaisante. Mais comme il est prêt à payer le tarif d'urgence...

    Elle haussa les épaules en signe d'impuissance.

    - Mouais. Et je suis aussi payée en conséquence, je sais. Mais moi à 22 h je dors ! Pour une vraie urgence, bon, d'accord...

    Nathalie lui jeta un regard dubitatif. Elles étaient amies sur facebook et elle avait la preuve que Mélanie était bien souvent encore éveillée passé 23 h.

    - Il a peut-être une maladie qui l'empêche de sortir à la lumière du jour ? Tu sais comme ces malheureux qui ont sans doute été à l'origine du mythe des loups-garous ?

    - La porphyrie ? répondit Mélanie dans un sourire. Tu dois avoir raison ; si ça se trouve M. Moineau est un vampire !

     

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    - Tu as plusieurs rendez-vous en début de nuit, avant la castration du jeune chat-huant de Mme Dubois, commença Nathalie, mais tu devrais avoir fini avant minuit.

    - Une opé sur un chat-huant si près de la pleine lune, merci du cadeau ! protesta Mélanie. Il va être hyper agressif ! Bon sang, je lui avais expliqué lors de sa dernière consultation vaccinale de prendre rendez-vous il y a quinze jours ou d'attendre le mois prochain.

    - Tu sais comment elle est... De toute façon ce petit tigre est bourré de tranquillisant et muselé, tu n'auras qu'à lui faire une piqûre dans les fesses et hop !

    Mélanie fit la moue.  Ça aurait été tellement plus simple et plus humain de faire ça de jour, plus tôt dans le mois, quand le petit carnivore était encore repu par son repas mensuel de viande crue. Mais non, certaines personnes n'écoutaient jamais rien !

    - Bon courage, docteur, reprit Nathalie avec un dynamisme écoeurant. Je vais donner leur biberon de ciment aux gargouillets et puis je file ! Ma nourrice ne plaisante pas avec les horaires, surtout quand la pleine lune approche. Ah oui, j'allais oublier ; M. Dumollet a encore appelé pour recommander des vitamines spécial plumage pour son phénix. J'ai beau lui dire qu'à ce stade du cycle il n'y a rien à faire, il s'obstine toujours. Bon, ça ne lui fera pas de mal à Titi de toute façon... J'ai reçu le flacon, il est rangé sur l'étagère.

    Les quelques nuits avant et après les pleines lunes étaient toujours les plus chargées, les clients-patients de la clinique étant alors plus à même de se transformer à volonté et d’exposer leurs problèmes. Les nuits de pleine lune la clinique était fermée et solidement barricadée, tandis qu’une des patrouilles de loups-garous de la ville - formées des meilleurs éléments - arpentait sans relâche les rues du quartier.   

    Le téléphone sonna et Mélanie décrocha, s’arrachant à ses pensées.

    - Bonsoir, clinique vétérinaire de la Chimère, que puis-je pour vous ? 

    - Bonsoir mademoiselle, fit une voix étouffée et haut-perchée. Pourrais-je avoir une consultation rapidement, s’il vous plaît ?

    - Pour quel genre de problème, monsieur ?

    - Hum... c’est pour mon sabot avant gauche. Il doit y avoir quelque chose de coincé, ça me lance terriblement ; j’ai bien essayé les bains de pieds, mais ça ne passe pas !

    - Il ne faut pas attendre en effet avec ce genre de symptômes. Mais vous n’êtes pas au bon endroit, monsieur. La clinique de la Chimère n’accueille que les animaux de compagnie de petite taille et les personnes à affinité animale mais à dominance humaine.

    - Et bien ! Je ne vous félicite pas pour cet ostracisme, mademoiselle ! C’est outrageant, je vais joindre les autorités !

    Mélanie retint un soupir exaspéré.

    - Ce n’est pas une question d’ostracisme, monsieur, mais tout bonnement d’équipement de nos locaux. Ce sont nos confrères de la clinique d’équine qui pourront vous recevoir. Je vais vous donner leur numéro ; vous avez de quoi noter ?

    La soirée se poursuivit tranquillement. Mélanie reçut M. Pitra, vampire de son état et dont les performances de vol de sa forme chauve-souris ne lui donnaient pas satisfaction. Le problème était que M. Pita souffrait d’un embonpoint manifeste - gagné par un abus compulsif de bonbons au sang et de sorbet à l’hémoglobine - et que le ventre arrondi de sa chauve-souris nuisait terriblement à son aérodynamisme. Mélanie prit le temps d’être diplomate, tournant autour du pot, proposant quelques échantillons de la nouvelle gamme de friandises au sang hypocalorique. Mais M. Pita quitta malgré tout la clinique d’un air contrarié, resserrant dramatiquement les pans de sa cape de velours rouge framboise autour de son corps replet.

    Ce fut ensuite le tour de Mme Miellot, une brave femme dont la chute de poils lors de ses transformations en cochon d’inde, chaque nuit de pleine lune (elle ne cherchait jamais à se transformer les autres jours du mois, quel intérêt voyons ?) perturbait beaucoup son âme de ménagère. Pendant des années ce fut M. Miellot qui la brossait longuement durant cette nuit-là, devant la télé, enchaînant les programmes de la soirée. Mais depuis la mort de son époux, Mme Miellot n’avait plus personne pour l’aider à brosser son corps velu de 67 kilos. Heureusement le laboratoire Atoupoil venait de sortir un modèle de grattoir-démêloir horizontal sur coussin pneumatique, et Mme Miellot passa commande avec un soupir de soulagement, allant jusqu’à accepter de se transformer brièvement afin que Mélanie vérifie sa santé animale, en particulier buccale.

    Après quelques autres consultations, Mélanie put s’occuper du pauvre Tigrou, qui feulait doucement dans sa cage, ses yeux jaunes lançant des éclairs, sa double queue en panache s’agitant furieusement - malgré la prédicamentation qu’il avait reçu. Il était toutefois assez ramolli et Mélanie put lui administrer son anesthésique sans plus de dommage qu’une grosse griffure à l’avant-bras.

    Minuit approchait quand elle put enfin fermer la clinique. Tigrou avait bien dormi durant son opération et s’était réveillé en douceur pendant que la vétérinaire nettoyait et rangeait le matériel. Profitant de son état encore ébrieux, elle le plaça dans sa vaste cage de transport, afin de faciliter son départ le lendemain matin. L’ensemble serait très lourd, mais Mme Dubois viendrait accompagnée de son petit-fils, un jeune loup-garou tout en muscles.

    Après une dernière caresse aux xoumes de la clinique, qui s’illuminèrent en ronronnant à bas bruit, Mélanie sortit dans le jardin où Plume, son dragon commun, l’attendait patiemment. Les dragons communs étaient de taille modeste (de celle d’un très grand chien), se montraient bien incapables de cracher la moindre flamme, et leurs écailles présentaient une couleur brun-grisâtre peu attrayante. Mais ils étaient également robustes, joyeux et très propres, donc parfaitement adaptés aux besoins d’une jeune femme habitant en appartement.

    Mélanie enfila sa combinaison de vol puis sella Plume, le gratifiant de compliments ridicules tout en frottant son doux museau et en grattant la naissance de ses ailes caoutchouteuses, puis l’enfourcha, prête à savourer le court vol qui la séparait de son foyer.

     

    La nuit tous les chats sont gris





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